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Le Dôme n°6, annoncé par une série de flèches historiées, n’avait rien d’un dôme. Une longue construction, moitié en dur, moitié en toile. Une file d’hommes et de femmes allait dans sa direction, et Bob Morane et Bill Ballantine suivirent le courant.
Près d’une énorme pancarte portant en lettres, également énormes, les mots « PRESS ONLY », deux vigiles filtraient les visiteurs, exigeant les cartes de presse. Heureusement, les cartes de Reflets étaient rédigées en deux langues, français et anglais, et Bob et Bill passèrent sans encombre.
La salle devait être non seulement une salle de presse, mais aussi une salle de conférence. Sur presque toute sa longueur, des sièges de plastique moulé se trouvaient alignés en rangs d’oignons. Au fond, sur une estrade, une table bardée de micros et dominée par un vaste écran à cristaux liquides pour le moment vide à donner la nausée. Une musique impersonnelle, à laquelle on donne d’habitude et narquoisement le nom de « musique d’ascenseur » ronronnait doucement, mais sans parvenir vraiment à abolir le silence. Un silence qui, cependant, ne devait pas tarder à être détruit par la ruée sonore des journalistes en mal de scoops.
Bob Morane et Bill Ballantine avaient pris place au centre de la salle. Deux sièges voisins, en bordure de l’allée centrale. L’Écossais se trouvait un peu à l’étroit dans le sien, mais il était d’un gabarit humain pour lequel rien n’était prévu.
Rapidement, Bob avait jeté un regard circulaire sur l’assistance. À vrai dire, c’était loin de faire salle comble. Prévue pour environ deux cents personnes, ladite salle en accueillait pour le moment moins de la moitié. Il se passait trop de choses, pour la plupart sinistres, de par le monde pour que quelques ossements de reptiles, même géants, disparus voilà des millions d’années, n’intéressent la gent journalistique.
La « musique d’ascenseur » s’arrêta soudain. Et, en même temps, le brouhaha de l’assistance.
Un homme, jailli on ne savait d’où, apparut sur l’estrade et se glissa derrière la table. Grand. Mince. Des lunettes cerclées de métal doré. Une petite moustache en brosse, poivre et sel. Un âge incertain. Son visage déjà ridé affichait le sérieux, l’intelligence, la confiance en soi.
— Le professeur Testoff, de l’Université de Yale, souffla Morane à l’adresse de Bill. Je ne le connais pas personnellement… J’ai vu sa photo dans les journaux… Paléontologue de réputation mondiale… Son livre Si les dinosaures étaient des oiseaux, ils auraient des plumes a fait scandale…
— Ça se défend, commenta Bill. Ça se défend…
Le professeur s’était assis derrière la table, dos à l’écran. Quelques chiquenaudes à l’un des micros pour s’assurer qu’il était bien branché, et il commença :
— Je ne vous ai pas attirés ici, messieurs, mesdames, pour vous faire un exposé sur les dinosaures… Spielberg est passé avant moi et, malgré quelques bourdes monumentales et une originalité contestable, il vous en a appris suffisamment pour vous rendre à demi-ignorants…
Cette remarque provoqua quelques rires et ricanements dans la salle, mais ils n’impressionnèrent pas le paléontologue, qui poursuivit :
— Non, ce que je désire, c’est vous rapporter une curieuse constatation que nous avons faite, mes collaborateurs et moi, lors de l’étude approfondie d’une de nos découvertes… ou, pour être plus précis, d’une partie d’une de nos découvertes.
« Au début, nous avions convenu, en raison du côté étrange, voire farfelu de la chose, de la tenir secrète. Nous ne tenions pas, nos conclusions rendues publiques, devenir la risée de toute la presse… Ensuite, persuadés qu’en démocratie rien n’est jamais plus mal gardé qu’un secret, nous avons décidé de parler…
— Si vous aviez fini de jouer les grandes coquettes, professeur ! hurla quelqu’un dans l’assistance.
— Et de nous faire languir ! cria quelqu’un d’autre.
— Avant tout, je vais vous faire passer quelques images, poursuivit Testoff. Afin de vous mettre dans l’ambiance… Images, s’il vous plaît !…
L’écran à cristaux liquides s’éclaira et des scènes animées défilèrent, retraçant l’historique des gisements de Dinosaurland. Des images que Testoff commentait au fur et à mesure de leur déroulement.
— Nous sommes ici sur un véritable héritage que nous a laissé le passé de la planète, d’une époque dont, il y a quelques décennies encore, nous n’avions même pas conscience. Rien que sur un espace à peine plus grand qu’un terrain de football, nous avons repéré les restes d’une quarantaine de cératosaures. Et les terrains qui nous ont été concédés s’étendent jusqu’au pied des sierras… Que de découvertes pourrons-nous encore effectuer !
« Mais j’en viens à une image qui va bouleverser tout ce que nous savons, que nous SAVIONS sur ces âges révolus… J’insiste sur le fait qu’il est absolument nécessaire que vous vous sentiez prêts à enregistrer une révélation proprement incroyable… Moi-même, sans les preuves qui m’ont été apportées, serais resté incrédule et prêt à traiter de fou quiconque m’aurait rapporté les faits…
Tout en parlant, Testoff surveillait le déroulement des images sur l’écran. Une forme venait d’apparaître, facilement reconnaissable, mais qu’il crut cependant utile d’identifier.
— Voici, très agrandie, la photo d’une omoplate de cératosaure… Vous n’y voyez rien de particulier ?… Ce fut notre cas au début… Mais quelqu’un – peut-être est-ce moi –, alerté par une anomalie, eut l’idée de soumettre ladite omoplate à une lumière rasante. Et voici ce qui apparut…
L’image, sur l’écran, changea. Encore l’omoplate de cératosaure, mais sous un éclairage différent. À l’aide d’une longue baguette, Testoff se mit à suivre les rayures maintenant nettement visibles et qui entaillaient la surface de l’os fossile.
— Le dessin a été colorisé pour être rendu plus lisible, continuait le paléontologue. Regardez… Voilà le tracé d’un triangle rectangle, et sur chacun de ses côtés se lisent trois carrés… En un mot, nous avons là, sous nos yeux, la représentation évidente du carré de l’hypoténuse, du théorème de Pythagore… Oui, l’os de ce cératosaure porte, gravé dans sa matière, le pont aux ânes de nos cours de géométrie… Remarquez, en outre, que les côtés du triangle sont mesurés par les nombres 3, 4 et 5… les éléments de l’équerre sacrée égyptienne…
— Et qui est, parmi vos collaborateurs, le plaisantin qui a fabriqué ce canular ? fit dans l’assemblée une jeune femme rousse aux lunettes pareilles à des hublots.
— Le plaisantin ? répéta Testoff sans se démonter. Justement, il n’y a pas de plaisantin. Et là est l’extraordinaire… Nous avons soumis l’omoplate à toutes les analyses et tests possibles, dans des laboratoires spécialisés et équipés des instruments les plus modernes, et le résultat est formel… dans tous les cas… Tenez-vous bien… la gravure du pont aux ânes a été faite alors que l’os était « encore frais », c’est-à-dire alors que le cératosaure venait d’être tué… AU JURASSIQUE !
Il y eut un silence contraint, qui permit au conférencier d’achever :
— C’est-à-dire il y a DEUX CENTS MILLIONS D’ANNÉES !
Bill Ballantine poussa un grognement.
— Moi, je parierais une bouteille de Zat 77[1] contre tous les trésors d’Arabie que…
Morane lui coupa la parole.
— Tais-toi, Bill, avant de dire une bêtise…
La femme, dans l’assemblée, reprit la parole, à haute voix comme précédemment.
— Si tout cela est vrai, professeur, il reste à savoir QUI a gravé cet os…
Et une autre voix narquoise :
— Pas les Atlantes quand même !
— Ou des extra-terrestres peut-être ? fit une troisième voix, sur un ton de raillerie appuyée.
Testoff ne se démonta pas. Il s’attendait à ce que ses déclarations soient accueillies par des quolibets.
— Je n’ai aucune réponse à donner à ces disons… euh… suppositions… Tout ce que je puis affirmer, avec certitude, c’est que cette omoplate de cératosaure a bien été gravée à l’époque jurassique… Oui… IL Y A DEUX CENTS MILLIONS D’ANNÉES…
À ce moment, quelque chose vibra dans la poche côté de la veste de toile de Morane. Le téléphone portable !… Rapidement, Bob se demanda qui pouvait bien chercher à l’atteindre. Il n’avait communiqué le numéro de ce portable à personne, et l’appareil ne devait lui servir qu’à appeler lui-même en cas d’urgence, et uniquement à ça.
Il tira le modulaire de sa poche, établit le contact, le porta à son oreille.
— Hello !
Une voix se fit entendre. Une voix que Bob crut reconnaître mais qu’il n’identifia pas cependant avec précision tant elle était sans accent, sans intonation particulière.
— Regardez derrière vous, à gauche, au fond de la salle. Ensuite, sortez… Nous avons à parler…
La communication fut coupée. Bill interrogea :
— C’que c’était, commandant ?
— Aucune idée, Bill… Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a demandé de regarder à gauche, au fond de la salle…
En même temps, les deux amis se retournèrent et, tout de suite, ils reconnurent l’homme. Un visage jeune mais pourtant sans âge. Un très bel homme mais cependant vaguement énigmatique. Son costume de shantung ne faisait aucun pli, et ça non plus ce n’était pas naturel.
— On aurait dû s’attendre à ce que ce type se manifeste ! grogna Bill Ballantine.